ANAMNÈSE #31 - COCHINCHINE
Récit inspiré de faits réels et de cénosillicaphobie |
TEMPS
DE DEGUSTATION : une dizaine de minutes
En
mai 1969, un grand festival de musique américaine contemporaine est
organisé à
Rome. Je dois y présenter la « Sonate pour guitare et
fontaine »
de mon amie Barbara
Kolb.
L’œuvre est assez énigmatique et a nécessité beaucoup de labeur.
Fontaine, je ne boirai pas de ta musique
Mais
alors que je suis sur le point d’entamer l’œuvre, la compositrice se
lève et
déclare :
-
Pour
protester contre le bombardement du Cambodge que notre président
Nixon vient d’ordonner, j’interdis la représentation de mon œuvre à ce
stade.
Évidemment, face à l’ambassadeur américain qui
siège sur la tribune
d’honneur, le coup fait mouche. Et tant pis si elle m’a fait bosser
pour
rien !
Mais
ce geste n’empêchera pas l’inadmissible carnage indochinois de durer
jusque
1973.
De
nombreux artistes s’élèvent contre ces massacres aux prétextes pour le
moins
obscurs (si ce n’est alimenter le complexe militaro-industriel US).
Certains
vont plus loin. Ainsi :
-
Marcel
Marceau offre une série de représentations à Hanoï en mai 1970
Arrêtez le
massacre, merde !
-
Jane
Fonda pose devant la DCA nord-vietnamienne, celle qui justement abat
les
avions de chasse US ; elle met en péril sa carrière aux US, et peut-être
même sa
vie.
J’ai honte de mon
pays !
Pour couronner le tout, en
octobre 1972, nos amis américains lâchent une bombe de haute précision
sur
notre légation à Hanoï, tuant notre ambassadeur Pierre Susini. Aucune
excuse
ne sera avancée. « Regrets only ».
(signal amical d’ailleurs renouvelé avec le bombardement de
l’ambassade de Chine à Belgrade en mai 1999 – une tradition, ça se
respecte).
Je
suis évidemment bouleversé par ce carnage (qui touche aussi
l’agresseur, lequel
ne semble pas regretter ses 58.220 soldats US tués, et les centaines de
milliers d’estropiés à vie).
Alors,
je m’en ouvre au ministère des Affaires étrangères (via l’AFAA*).
Nous
décidons de planifier en 1973 une tournée inédite dans la région :
divertir les belligérants, fussent-ils du nord ou du sud !
·
Association
française d’action artistique
Certes,
le pari est risqué car les Nord-Vietnamiens pourraient considérer que
la
présence d’un artiste venant de se produire au Vietnam du Sud relève de
la
provocation. D’ailleurs, rien ne permet d’affirmer que les visas seront
délivrés. Mais on peut tenter !
À un certain moment, la paix y a régné
Une guitare peut-elle
pacifier la région ?
Première
précaution : établir un passeport neuf pour le Vietnam du Sud
capitaliste
(puisque je détiens des visas communistes), et un second pour le Nord,
puisque
mon document actuel est constellé de tampons impérialistes et
contre-révolutionnaires.
La
tournée débute à Saïgon (au Sud, donc), ville où s’entassent des
centaines de
milliers de réfugiés, victimes de la guerre.
Malgré le contexte,
les femmes restent élégantes
Et pourtant, quel que soit le
degré de pauvreté, les femmes restent élégantes dans leurs longs atours.
Mais
la musique y est délaissée. Le conservatoire est à l'abandon. Un vieil
homme
majestueux, en habit de soie, est assis à même le sol sur la scène
délabrée. Il
chante l’une des mélodies classiques vietnamiennes : « Nostalgie
du passé », s'accompagnant d'un luth en forme de
lune,
l'un des principaux instruments traditionnels, aux sonorités franches
et
puissantes. Titre de circonstance...
Le luth en forme de
lune [image Alamy]
Quelques
guitaristes affamés de musique m'agrippent comme une bouée. Proche des
coulisses, une jeune fille, vêtue de l’ao daï
blanc, l’élégante tunique traditionnelle, se tient discrètement dans
une
embrasure. Je lui demande si ma musique l’a intéressée. J‘apprends
ainsi
qu’elle joue du chapi,
un
tube de bambou équipé de six paires de cordes façonnées à partir de
l’écorce, à
la manière du valiha
malgache.
Quelques
notes égrenées sur
son chapi
Je
lui demande si je peux l’entendre.
-
Désolée,
mon chapi est chez moi.
-
Allons-y !
La
voiture de l’ambassade nous conduit devant un immeuble d’un quartier
populaire
de Saïgon. Elle descend, je la suis.
-
Non,
attendez-moi en bas.
-
Mais
je n’ai jamais vu un intérieur vietnamien !
-
Bon,
comme vous voulez.
Nous
grimpons trois niveaux, et là, stupeur, elle se glisse dans
l’interstice qui
sépare le plancher du quatrième étage du plafond du troisième.
Elle
habite là avec une autre musicienne, dans cet espace de 40 cm de
hauteur.
La
surpopulation de réfugiés est telle que chaque centimètre cube d’espace
représente un abri salutaire…
Elle
écarte l’oreiller qui obture l’ « entrée »
et, par reptations, se glisse vers le fond de la tanière et réapparaît
avec son
précieux instrument. Sa longue tunique blanche est à peine froissée.
Et, malgré
la chaleur moite environnante accentuée par l’exiguïté de l’antre, elle
ne
transpire pas.
Les normes de
salubrité n’étaient pas exactement les mêmes…
La
voiture nous ramène au petit centre culturel français où je découvrirai
la
sonorité ténue mais sensuelle de son chapi.
- Vous pouvez sauver ma fille en l’épousant. Elle aura ainsi un visa pour la France d’où elle pourra poursuivre ses études. Je vous offre dix kilos d’or en guise de dot.
J’ai été habitué à des propositions plus romantiques…
Petite virée dans
Saïgon
La
Caravelle de la Royal Air Cambodge décolle, escortée de Phantoms américains. Je
suis le
seul passager. Le steward me verse force champagne.
— Vous en aurez besoin !
En
effet, la capitale est prête à la reddition : totalement assiégée
par les
Khmers rouges, elle est privée d'eau et d'électricité. Des vagues de B
52
pilonnent l'autre rive du Mékong. Tout comme dans les
Je
passerai ces trois nuits de bacchanales à faire la fête avec ces diplomates
cosmopolites.
Évidemment,
les Cambodgiens prennent les choses différemment, eux. Ce qui doit
arriver
arrivera. Le cours de l'histoire est inéluctable, à l'image du Mékong,
dont le
courant est mystérieusement inversé deux fois par an. On naîtra, on mourra, on fera des
affaires. Naturellement, personne n’envisage la version pol-potienne
du socialisme, pourtant prévisible.
Le
ministre de la Culture du gouvernement fantoche du général Lon
Nol, le sicaire de Washington, reste
imperturbable.
Il se consacre à l’organisation de mon séjour VIP.
La salle de spectacle
Dans la salle
hypostyle – que
l’on dirait sortie d'un conte -- du Palais-Royal, la troupe royale
(danseuses
et orchestre) donne une représentation pour un seul spectateur :
l’honorable guitariste en tournée, accompagné du ministre et du
conseiller
culturel français, lequel est manifestement plus sensible à l’art qu’à
la
beauté des danseuses.
La première à gauche
est solaire
Ce
spectacle, dans ce contexte, est bouleversant, tant la sensualité d'un
froncement de sourcil, l'intelligence d'un mouvement de l'œil
contrastent avec
l'incroyable cécité de cette guerre. Est-ce vraiment dans ce pays que
j'ai
connu quelques années plus tôt, juché sur le toit de mon train et sur
ma
bicyclette dans les temples d'Angkor Wat, beauté, douceur et
sérénité ? Un
paradis serait-il un enfer en puissance ?
— Selon votre opinion de musicien parisien,
dois-je faire passer une
loi pour forcer ces jeunes filles à apprendre le français ? me demande le ministre,
angoissé par la situation.
Vive
la francophonie !
Soudain,
au détour d’une rue, apparaît la danseuse qui occupait la première
place à
gauche (50 ans plus tard, je m’en souviens parfaitement). Une déesse
sublime,
que sa chorégraphie corporelle rendait surnaturelle, comme sortie
directement du
Ramayana. Bref, de toute évidence, la femme
de ma vie.
-
Pouvez-vous
vous arrêter, s’il vous plaît ?
-
Désolé,
mais nous allons être en retard pour le déjeuner.
-
Peu
me chaut le déjeuner, je vous demande de vous arrêter !
-
Impossible !
-
ARRÊTEZ VOTRE SATANÉE BAGNOLE,
NOM D’UN BOUDDHA !
Totalement
insensible à mon désarroi et à la grâce de la sublime créature, il
accélère. Je
ne lui pardonnerai jamais.
Le soir venu, le grondement, la rumeur des bombardements si proches sert de toile de fond à mon récital. Telles les chutes du Victoria, ces séismes provoquent bien plus qu'un bruit : c'est une vibration insidieuse et profonde qui envahit l'organisme tout entier. On peut seulement imaginer ce qui se passe sur l’autre rive du Mékong : destruction systématique de toute trace de civilisation, familles brûlées vives, famine… Un scénario à la Gaza, alimenté là encore, par les bombes made in USA. Nos meilleurs amis, qui, décidément, depuis l’origine, déclenchent des hécatombes à un rythme métronomique.
Dans
les coulisses, un joueur de chapey,
guitare cambodgienne à deux cordes (accordées à la quarte), égrène une
chanson,
ou plutôt une raillerie : un géant met du carburant dans le ventre
de ses
chevaux et leur greffe des ailes d'avion pour rejoindre sa bien-aimée,
dont les
seins sont aussi gros que son chapey. Les
sonorités
qu'il obtient de son instrument sont d'une telle douceur que nous
devons
descendre dans une cave pour échapper à la vibration apocalyptique
ininterrompue générée par les bombes. C'est là que ce merveilleux
artiste offre
ce qui sera probablement son testament musical. Il improvise sur sa
chanterelle
de subtils déchants, se livre à d'exquises mélismes se détachant d'un
bourdon
lancinant, assise harmonique dont s'envole le rêve. Chanterelle sur
bourdon,
songe sur réalité, levé sur frappé, arsis sur thésis, Ramayana
sur B 52...
Phnom-Penh n’est pas encore tombée, mais l'avion pour Bangkok, lui, est bondé d’habitants paniqués, et il n’y a plus de champagne à bord de la Caravelle.
Puis
c’est un saut de puce entre Bangkok Vientiane, la petite capitale du
Laos.
Dès
l’atterrissage, je me précipite à l'ambassade du Nord-Vietnam pour
récupérer le
visa attendu.
Aucune
trace de visa.
Pendant
ce temps, j’apprends par notre ambassadeur que son homologue à Hanoï se
démène,
mais ne parvient pas à obtenir une confirmation du commissaire du
peuple nord-vietnamien
chargé de ma visite.
Les Nord-Vietnamiens auraient-ils eu vent de mon concert chez l’ennemi du sud ?
-
Écoutez mon vieux,
apparemment, vous êtes coincé ici, à Vientiane. Pour vous
consoler, je mets à votre disposition notre antique DC3 qui vous emmènera
passer
la journée à Luang-Prabang (l’ancienne
capitale du
Laos).
-
Merci,
Monsieur l’Ambassadeur, et voici mon plan : je me rends
demain matin mercredi à l’aéroport à l’heure du vol hebdomadaire
d’Aeroflot en
provenance de Moscou ; si le visa n’est toujours pas arrivé, comme
je ne
pourrai pas embarquer, alors oui, je serai enchanté de voir les
merveilles de
cette cité antique.
Les merveilles de Luang-Prabang
C’est en effet la compagnie soviétique Aeroflot qui relie Moscou à Vientiane, et qui termine sa boucle à Hanoï.
Le
mercredi du départ, toujours rien. Comme je dois jouer en Malaisie le
samedi
suivant, impossible de décaler le départ. Le diplomate est dans tous
ses états,
car il subodore une rétraction. Les Vietnamiens, pense-t-il, craignent
de créer
un précédent, et d'être envahis culturellement. Ils ont en mémoire les
visites
de Marcel Marceau et de Jane Fonda. Un coup dur pour l'idéologie.
À 9:00, je me
présente à l’embarquement du vol Aeroflot dont
le décollage est prévu à 9:30. C’est une jeune femme qui délivre les
cartes d’embarquement.
-
Ваша виза,
пожалуйста? [votre visa ?]
-
Euh…
niet visa, к сожалению.
[malheureusement]
-
Вы говорите
по-русски? [Vous parlez russe !]
-
Et
comment, camarade, j’ai donné un concert à la salle Tchaïkovski à
Moscou!
-
Вы художник? Художнику
не нужна
виза. Вот
ваша карта.
[un
artiste n’a pas besoin de visa ; voici votre carte]
Et
me voici propulsé dans la cabine de l’antique Tupolev, qui sent la
vodka à plein
nez.
Pendant
ce temps, à Hanoï, le délégué général reçoit un coup de téléphone, à… 9:45 :
— Le visa de l'artiste est prêt !
— Mais vous savez très bien que son avion a
décollé voilà un quart
d'heure ! C'est trop tard !
Les
Nord-Vietnamiens ont rusé : ils n’ont pas refusé le visa, mais
simplement
subi un fâcheux retard administratif.
Le
diplomate se rend néanmoins à l’aéroport pour recueillir la valise
diplomatique
transportée par un fonctionnaire.
Lorsqu’il
voit apparaître une guitare sur l’échelle de coupée, il n’en croit pas
ses yeux !
— Mais vous êtes là ? Parfait, j'ai
justement un visa tout mignon
que les Vietnamiens viennent de mettre à votre disposition ! Vous
serez
logé à la résidence, enfin… ce qu’il en reste.
Petit souvenir de nos
grands amis…
À
la fin du concert, une douzaine d'enseignants m'offrent une aubade de
musique
traditionnelle, à laquelle je me joindrai bien vite. Nous ne
communiquons
toutefois que par interprète car il n’est pas question de comprendre le
français.
Après
la session, l’ambassadeur convie tout ce beau monde à la Légation,
encore
fumante de la bombe envoyée avec les compliments de l'U.S. Air Force
(il est
vrai que nous y avions quelques conseillers qui n'étaient pas
culturels). À la
stupeur du diplomate, le chef du groupe vietnamien acquiesce. Ce
n'était jamais
arrivé, la Légation étant clairement une avant-percée du capitalisme.
Au mess,
une coupe de champagne est servie. Compte tenu du lieu et de l'époque,
nos
convives doivent encore en rêver.
Très
vite, l'ambiance évolue. Et bientôt, tous ces musiciens qui soi-disant
ne
comprenaient pas un mot de français se mettent à chanter qui « la
Madelon », qui « Auprès de ma blonde ». À la deuxième
coupe, ils
abandonnent toute pudeur et entonnent... la Marseillaise.
Le
soir, c’est à vélo que je me rends à l’opéra, qui, malgré les
bombardements
incessants (et ciblés, comme nous l’avons vu) est en pleine activité.
Il n’y a
aucune voiture dans les rues de Hanoï, à cette époque. Seuls les
tintements des
sonnettes de vélos accompagnent la douceur du climat de la capitale.
Par ici l’opéra !
Depuis 1945, les présidents américains (hormis Donald Trump qui avait seulement appuyé militairement l'opposition bolivienne et vénézuélienne), ont lancé quelque 250 opérations militaires dans le monde :
L'avant dernière en date, l'Afghanistan, s'est soldée par une défaite cuisante infligée par quelques tribus locales. Et l'actuel conflit ukrainien ne risque pas de se conclure par la victoire éclatante des forces américaines qui pilotent l'OTAN.
À côté d'une force atomique, de
Gaulle avait imaginé des régiments culturels (instituts, Alliances
françaises, lycées français), ainsi qu'une politique généreuse de
bourses universitaires qui allaient imposer une certaine soft power efficace à la France.
Ce concept a d'ailleurs été repris subséquemment par l'Allemagne (Goethe-Instituten), l'Italie (istituti Dante Alighieri), l'Espagne (institutos Cervantes), et, bien sûr, maintenant la Chine (instituts Confucius).
La course aux armements détermine un vainqueur et des vaincus. Ainsi, aujourd'hui, le missile hypersonique Orechnik, sans équivalent, et sans parade possible, place la Russie en maître du jeu (militairement parlant).
Mais sa résilience réside, non pas dans sa force militaire, mais dans les poèmes que Tchaikovski a écrits en français, dans la musique d'un Prokofiev ou aujourd'hui d'un Schnitke, dans les admirables corps de ballet, et, bien sûr, dans sa littérature.
À tout prendre, mieux vaut être lauréat que vainqueur car, quel que soit le gagnant, quand la planète sera vitrifiée, resteront toujours ci et là quelques bribes saxifrages de culture...
Janvier 1969: un jeune protestataire Suisse accroche le drapeau vietcong (Vietnam du nord)