ANAMNÈSE #22 - Sofia

Récit inspiré de faits réels et de cénosillicaphobie


TEMPS DE DÉGUSTATION : comptez 6 minutes

Jean-Pierre Jumez


Jean-Pierre Jumez
Jean-Pierre Jumez


SAMEDI 4 mai 2024

16h

Je suis encore sous l'envoûtement de ce saut de puce à Jakarta le week-end dernier. Le souvenir est d’autant plus chaud que mes côtes fracassées restent super douloureuses (j'ai été victime d'un accident de champagne sur du durian, association quasi léthale). Chaque pas dans la rue réactive ma douleur. Depuis mes premières chutes de cheval, j’en ai une bonne expérience, de ce traumatisme costal. Ce n’est pas grave, mais  ça va durer une dizaine de jours.

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Grilléees, mes côtelettes

 

Mais rester enfermé par ce beau temps ? Ah ben non ! Optons pour une côte mal taillée : le bus 82 me déposera en haut du jardin du Luxembourg ; j'en descendrai tranquillement la déclivité et rejoindrai le 58 pour remonter, sans effort, vers Montparnasse. Si je réussis ça, ce sera déjà bien. J’aurai rempli mes obligations sportives et rentrerai la conscience tranquille.

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À mi-parcours, toutefois, je me sens épuisé ; j'ai besoin de reprendre des forces. Un siège me tend les bras.

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Un siège me tend les bras

 

Un interlude parfait pour fumer une « kretek » indonésienne, cette délicieuse cigarette au clou de girofle que je viens de rapporter de Jakarta.

Et puis, le hasard veut qu’une jeune femme se prélasse au soleil en face de moi. Bien vite, un sourire en entraîne un autre, un « bonjour » entraîne un « bom dia  et, au bout de quelques échanges, nous voici remontant la pente pour aller prendre un café à la « Terrasse de Madame », à proximité du 82, justement. Exactement le vade retro redouté par mon corps meurtri.

Mais des années sur toutes les scènes du monde m’ont appris à filtrer mes émotions. On ne fait pas partager ses douleurs au public. Donc aucune mimique ne perce qui pourrait apitoyer cette jeune Brésilienne.

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La Terrasse de Madame, un must au Luxembourg

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Je ne me souviens plus très bien, mais l’établissement était probablement à court de café, si bien que nous avons dû commander une boisson de substitution :

Y’avait plus d’café

-          Je m’appelle Sofia ; je viens d’obtenir mon diplôme d’architecte à Fortaleza et j’ai décidé de m’accorder une dizaine de jours en Europe avant de m’installer.

-          Fortaleza, au nord du Brésil ?

-          Oui, nous sommes situés au nord-est. C’est là qu’échouent les nombreux Français qui tentent de faire le tour des océans dans des coquilles de noix !

Je m’étais intéressé de très près à la culture brésilienne, mais mes souvenirs de la langue en sont lointains. Nous communiquons donc en anglais.

-          Mais qu’avez-vous visité, en si peu de temps ?

-          Rome, Florence, Venise, Milan.

-          Et qu’avez-vous vu à Paris ?

-          Hier, je suis allée au Louvre, puis j’ai beaucoup marché.

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Le Louvre n’abrite que des œuvres d’art

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Ça y est, Paris n’a plus de secret pour moi !

Jean-Pierre Jumez

 

-          Quand repartez-vous ?

-          Demain matin, hélas.

-          Alors vite ! Il nous reste quelques heures pour remplir quelques cases architecturales…

Nous sautons dans un taxi. Lequel prend un drôle d’itinéraire pour rejoindre la Fondation Louis Vuitton au bois de Boulogne.

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Quelques détours

 

Elle pousse des oh et des ah, au fur et à mesure du défilé des immeubles haussmanniens que ce généreux taxi nous impose. Elle est assez bluffée par Paris ; et pourtant, elle vient d’en prendre plein les mirettes en Italie.

-          Mais pourquoi avez-vous reconstruit la flèche de Notre-Dame à l’identique ? Elle n’était pourtant pas spécialement réussie !

-          En France, il est assez difficile de contourner les lois -- quand elles sont si visibles. Ainsi, depuis 1887, un monument classé « historique » ne peut être administrativement modifié. Or, la flèche a été inaugurée en 1859. Donc, malgré la tentation d’en moderniser l’aspect, c’était légalement impossible.

 Nous parvenons enfin à notre destination.

-          Uau !

Cette exclamation brésilienne reproduit assez bien notre « waouh ».

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Uau !

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-          Frank Gehry a dû jongler avec les normes très strictes pour réaliser ce vaisseau de verre et d’acier. Les dimensions ne devaient pas excéder celle du bowling qu’il remplaçait. C’est la raison pour laquelle il a creusé le sol : ainsi son édifice correspond à son idée initiale ; il est simplement posé un étage plus bas ! L’architecture, c’est la liberté dans la contrainte, Não é?

Feu le bowling

-          Allons visiter l’intérieur !

-          Les salles d’exposition sont assez banales. En réalité, cet extraordinaire bâtiment sert à l’artketing de LVMH.

-          L’artketing ?

-          L’art au service de la publicité !

 Je lui suggère de reprendre un taxi pour visiter La Défense. Mais non, elle a d'autres desiderata.

-          C’est joli, ce parc derrière la Fondation ! Qu’est-ce que c’est ?

-          Le Jardin d’acclimatation.

-          Aclimatação ? Para quê ?

Je lui explique qu’il s’agissait d’acclimater les indigènes (les « sauvages » et les  "polygames") que l'État français faisait venir du monde entier pour les exposer dans les cages encore présentes. Ainsi, les Parisiens pouvaient contempler derrière ces barreaux des Africains, des Indiens, des Lapons, des Cosaques, qui étaient ainsi nourris, logés et… acclimatés.

-          Não é verdade !

Elle est stupéfaite.

-          Je veux voir, tant pis pour le reste! !

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À l'entrée du jardin, le gardien :

-          Il faut prendre des billets à la machine ; mais vous, Monsieur, vous avez droit au tarif réduit !

Salopard.

Jean-Pierre Jumez

  Quel que soit le tarif c'est évidemment spectaculaire :

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Vent arrière

Et naturellement, Sofia veut voir les cages acclimatrices :

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Logés et nourris

Elle cherche à tout parcourir : le coin coréen, l’immense pigeonnier, la végétation bigarrée, elle dévore tout… Moi, pendant ce temps-là, je déguste. Chaque mouvement m'arrache une grimace, qu''impavide, je dissimule

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Souffrance exquise

Le jardin ferme bientôt ses portes. Un taxi nous conduit à La Défense, qu’elle mitraille, mais sans être impressionnée outre mesure. Puis direction Montparnasse.

Jean-Pierre Jumez

-          Pouvez-vous vous arrêter, SVP ?

Nous voici devant le théâtre de la tour Eiffel, où j’ai sévi il y a une dizaine d’années en compagnie d’une troupe de mimes et de Claude Bolling. La façade art nouveau fascine Sofia. Elle s’extasie devant cet immeuble, pourtant bien connu des amateurs d’architecture :

 

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À Fortaleza, nous n’avons pas ça !

Jean-Pierre Jumez

Le taxi repart.

-          O que é esta torre?

-          C’est la tour Montparnasse, une sorte de verrue implantée au mileu d’un quartier qui ne le méritait pas.

-          Elle n’est pas inélégante, pourtant?

-          Mais pas à cet endroit ! Tiens, cela me donne une idée: taxi, pouvez-vous nous déposer ici?

Nous faisons la queue au pied de la tour.

-          Désolé, Monsieur, c’est plein. La prochaine montée est à 21:30, mais il faut réserver en ligne.

-          Je ne peux pas acheter les billets ici ?

-          Désolé.

Sofia sans hésiter prend son téléphone, et en moins de deux, elle a nos deux réservations. Elle ne me dit pas si elle a sollicité un tarif réduit pour moi…

En attendant, nous déambulons dans les rues de Montparnasse et ses multiples théâtres. D’un point de vue sportif et médical, on n’est plus du tout dans la limite de souffle et de souffrance que je m’étais fixée. Mais avec un telle motivation, je me sens prêt à me rendre ad astra [« jusqu’aux cieux »], quel que soit le pretium doloris !

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          Tout cela donne faim. Allons dîner au Falstaff.

-          Le Falstaff ?

-          Une très ancienne brasserie qui était fréquentée par Hemingway.

-          L’écrivain américain qui aimait Paris ?

-          Oui. C'est ici qu'en juillet 1929, fut dressé un ring car l'Américain voulait y rosser un critique peu aimable. Le Tout-Paris a rempli la rue du Montparnasse pour assister à ce match, arbitré par Scott Fitzgerald. Apparemment ivre-mort, Hemingway s'est écroulé avant d'avoir pu porter un seul coup...

-          Est-ce pour autant que la cuisine du Falstaff est bonne ?

-          Je connais personnellement Yannick, le chef. Il est à votre disposition jusqu' à 5h du matin.…

Je lui traduis le menu.

-          « Choucroute », qu’est-ce c’est ?

-          C’est du chou fermenté, celui qui a permis les circumnavigations car les vitamines qu’il renferme évitent le scorbut. Accessoirement, c’est délicieux.

-          Vamos !

Elle n’en laisse pas une miette.

-          Jean-Pierre, pas question de quitter la France sans goûter une crêpe !

Ce que garota veut...

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Last supper in Paris

Jean-Pierre Jumez

 

22:00

-          Vite, estamos atrasados! Nous sommes en retard, je veux absolument assister au scintillement de la tour Eiffel !

-          Aucun problème, Sofia, c’est tous les quarts d’heure !

Nous cavalons néanmoins jusqu’à la tour. L’ascenseur nous propulse au 56e étage. Mais restent quatre hauts étages a pedibus pour atteindre la terrasse. Mes douleurs prennent de la hauteur.

-          Ah non, Monsieur, ce n’est plus tous les quarts d’heure, c’est toutes les heures !

Scrogneugneu, encore un coup d’Anne Hidalgo…

La tour Eiffel, sur fond de ciel amarante, offre en soi un tableau inoubliable. Surtout que nous nous trouvons au seul endroit de Paris duquel on ne voit pas la tour Montparnasse !

Il nous reste une bonne demi-heure. Nous nous installons dans les poufs.

Jean-Pierre Jumez

-          Vous allez donc ouvrir un bureau à Fortaleza ?

-          Oh non, je fais tout sur mon ordinateur. En fait, j’ai déjà réalisé un projet qui va me permettre de prospecter sur Internet.

-          Mais vous vous occupez aussi de la construction, des fondations, des structures ?

-          Pas du tout. J’ai un partenaire ingénieur qui se charge de toute la partie réalisation.

-          Autrement dit, vous ne prenez en charge que l’inutile ?

-          Pourquoi dites-vous cela ?

-          Je vous engage à lire au plus vite « Eupalinos ou o arquitecto » par l’auteur français Paul Valéry. Il s’agit de la préface d’un livre d’art, préface qui devait comporter 115 800 signes (toujours la contrainte !). Socrate y développe l’analogie entre l’architecture et la musique : les deux arts qui n’ont absolument aucune utilité pratique et qui sont donc spécifiques à l’animal humain que nous sommes. Vous voyez, Sofia, quelque part, nous sommes apparentés !

Nous bavardons jusque 22:59. Puis nous nous levons. Le scintillement féérique se déclenche.

-          Uau !

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Étincelles

Et là, Sofia glisse sa main dans la mienne.

Il n'y a pas que la tour Eiffel qui scintille...

Comme disait Leconte de Lisle dans ses Mémoires de l'Amour : "Le meilleur de l'amour, c'est le commencement. C'est pour cela qu'il faut recommencer souvent".


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